La feuille de route pancanadienne sur l'interopérabilité : Est-ce qu'elle nous mène là où nous devons aller ?

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La nature fragmentée des soins dans le système de santé canadien a un impact direct sur les expériences quotidiennes des patients et des médecins. Bien que cette fragmentation trouve son origine dans des caractéristiques structurelles de longue date de l'écosystème des soins de santé, la pandémie de COVID-19 en a exacerbé les effets.  Sans pour autant provoquer un surcroît de travail, le résultat est un dossier clinique moins complet et moins exhaustif que ce dont les médecins ont besoin. Je constate régulièrement ces problèmes dans mon propre cabinet, où l'évaluation et le traitement opportuns des patients sont souvent entravés par les difficultés d'accès aux résultats de laboratoire. Dans le meilleur des cas, il s'agit simplement d'une frustration pour toutes les personnes concernées ; dans le pire des cas, le retard des soins peut avoir de graves conséquences sur la santé ou la qualité de vie du patient.   

Au cours de la dernière décennie, le Canada a fait de grands progrès dans la transformation numérique de son système de santé. En effet, 91 % des cliniciens du pays utilisent aujourd'hui des dossiers électroniques dans le cadre de leur pratique principale, et 96 % dans les hôpitaux. Mais la mise en œuvre du DSE n'est qu'une étape sur la voie de la numérisation complète des informations sur les patients. À l'heure actuelle, l'accès à certains types de données sur les patients peut n'être que de 47 %, et les cliniciens déclarent qu'ils perdent plus d'une heure par jour, en moyenne, à rechercher des données qui devraient être facilement accessibles. Pour mettre les bonnes informations entre les bonnes mains au bon moment, il faut des normes nationales de portabilité et d'interopérabilité des données afin que les médecins puissent communiquer correctement entre les systèmes et que les patients puissent transférer efficacement leurs données d'une province ou d'un territoire à l'autre. Nous n'en sommes encore qu'aux premiers stades de la numérisation du Canada. 

Compte tenu du besoin pressant de systèmes permettant une meilleure intégration des soins, la récente publication par Inforoute Santé du Canada (ISC) de sa Feuille de route pancanadienne partagée sur l'interopérabilité est à la fois bienvenue et opportune. Cette feuille de route présente une vision à long terme de l'interopérabilité numérique en matière de santé, puis identifie les principaux éléments constitutifs et les initiatives qui permettront d'atteindre ces objectifs. Si les récentes augmentations du financement du gouvernement central sont correctement canalisées vers le soutien de la feuille de route de l'ISC, il existe un réel potentiel pour changer le paysage des technologies de l'information dans le domaine de la santé dans tout le pays.  

La feuille de route présente plusieurs points forts : 

  • Elle évite de réinventer la roue. Au lieu de partir de zéro, la feuille de route identifie les leçons tirées d'autres pays ayant des modèles d'interopérabilité plus matures et applique ce qui a été appris au paysage canadien. Par exemple, la feuille de route prend comme point de départ l'International Patient Summary et prévoit l'élaboration d'une version canadienne. Elle est également bien placée pour accélérer le rythme de développement de la norme canadienne FHIR, une étape nécessaire pour l'interopérabilité des données. 
  • Le modèle de gouvernance tient compte des différents degrés de maturité des organisations. Le cadre ascendant et descendant décrit dans la feuille de route crée des voies pour les organisations matures et celles qui sont au début de leur parcours de transformation numérique. Il recommande un calendrier raisonnable et réalisable pour la mise en œuvre, qui se fera par le biais d'un processus itératif permettant d'intégrer les enseignements tirés à chaque étape.   
  • Les points de vue des principales parties prenantes sont pris en compte et l'importance du financement et des incitations est reconnue. La feuille de route intègre de manière exhaustive les points de vue des parties prenantes, reflétant tous ceux qui sont essentiels à une mise en œuvre réussie. En même temps, il est clairement reconnu que les résultats souhaités ne peuvent être atteints sans un financement adéquat et un alignement approprié des incitations. Il y a même un clin d'œil à l'importance de la gestion du changement et de la fourniture d'un soutien adéquat aux médecins et aux cabinets tout au long du processus, bien que les détails des mécanismes de fourniture de ce soutien soient plutôt vagues. 

Les scénarios de cliniciens et de patients opposant l'état actuel des technologies de l'information dans le domaine de la santé à l'état futur visé offrent des esquisses très réalistes du chemin à parcourir. Qu'un patient soit soigné dans un centre universitaire situé à deux heures de route ou aux urgences dans le même bâtiment que le cabinet de son médecin de famille, les obstacles à la circulation des données constituent un gaspillage frustrant de ressources précieuses. Dans de nombreux cas, la solution est relativement simple. Un résumé du patient généré par l'hôpital qui pourrait être intégré au DSE et un échange d'informations provinciales sur la santé plus utilisable contribueraient grandement à atténuer les difficultés actuelles. 

Toutefois, avant de considérer le flux de données sans friction comme une solution miracle aux problèmes systémiques, une mise en garde s'impose : Un excès de données peut être presque aussi problématique qu'un manque de données. J'ai pu le constater de visu en exerçant dans une organisation américaine dotée d'un système d'échange d'informations de santé mature. Ici, au lieu de lutter pour obtenir des informations sur mes patients, je me suis retrouvé noyé dans un "déluge de données douteuses" (merci au Dr Peter Greco du MetroHealth System de Cleveland de m'avoir fait découvrir cette expression). Bien que la feuille de route de l'ISC identifie correctement l'empressement des médecins à mettre la main sur davantage de données, le simple fait d'augmenter la quantité risque de submerger les individus et d'entraver leur capacité à trouver et à traiter des données utiles. Il s'agit en fait d'un cas où il faut faire attention à ce que l'on souhaite. D'après mon expérience, les médecins ont réellement besoin de données réconciliées, résumées et précises, et non d'un tuyau d'arrosage ouvert. Une surabondance de données, des données erronées à un moment donné ou des données qui ne sont pas suffisamment précises pour la tâche à accomplir peuvent faire perdre un temps précieux tout aussi facilement qu'un manque d'informations.  

Avant d'activer le flux de données, nous devons tenir compte de trois éléments si nous voulons éviter de submerger des systèmes déjà très sollicités : 

  1. Marcher avant de courir - Plutôt que d'échanger le plus de données possible le plus rapidement possible, envisagez un processus progressif plus lent qui laisse la place à une évaluation approfondie après chaque étape. Le résumé du patient est un bon point de départ. Même si la portée des informations incluses dans le résumé est limitée, il faudra beaucoup de travail pour définir de nombreux éléments de données de manière à optimiser leur utilité. 
  2. Harmoniser les incitatifs - Le DSE de mon cabinet utilise un vocabulaire non normalisé pour la liste des problèmes, aucune norme pour les antécédents médicaux et une norme désuète, imposée par la province, pour la facturation. Bien qu'une norme conçue pour la facturation ne soit certainement pas idéale pour la documentation des diagnostics, le système de facturation provincial devrait être structuré de manière à utiliser le vocabulaire le plus bénéfique pour les soins cliniques, afin d'éviter la duplication du travail qui peut résulter d'une mauvaise harmonisation des incitations.
  3. Identifier les domaines à haut risque et les ressources nécessaires pour y remédier - Le bilan comparatif des médicaments en est un excellent exemple. Même aux États-Unis, qui sont très avancés, il y a beaucoup de travail manuel de réconciliation qui incombe souvent au médecin. Prenons l'exemple d'un patient à qui son médecin de famille prescrit 50 mg de Lopressor deux fois par jour et qui est ensuite admis à l'hôpital où il reçoit une ordonnance de 50 mg de métoprolol générique deux fois par jour. Le bilan comparatif des médicaments mentionne le métoprolol générique 50 mg deux fois par jour à la sortie de l'hôpital. Lorsqu'elle est vue par un spécialiste, elle lui dit qu'elle ne prend que la moitié du comprimé de 50 mg, soit 25 mg deux fois par jour (la moitié de la dose prescrite). Le spécialiste enregistre la dose réduite dans son DSE, ce qui est conforme aux meilleures pratiques. Le médecin de famille reçoit une liste de médicaments de l'hôpital et du spécialiste. Les deux contiennent un bêta-bloquant, mais aucun n'est identique à celui prescrit à l'origine. Doit-on s'attendre à ce qu'un DSE procède à un rapprochement automatique ? Tant qu'il n'y aura pas de règles claires pour limiter le nombre de rapprochements manuels nécessaires, nous devons réfléchir soigneusement avant de mettre en œuvre l'échange de manière trop générale.

La feuille de route pancanadienne sur l'interopérabilité de l'ISC fait un excellent travail en posant des bases prospectives mais réalistes pour le développement d'un système de santé canadien véritablement intégré. Cependant, alors que nous commençons à nous rapprocher de cette vision, il est essentiel de se rappeler que la fluidité des données est un moyen de parvenir à une fin plutôt qu'une fin en soi. Pour véritablement exploiter le potentiel des quantités toujours croissantes d'informations qui sont désormais à notre disposition, nous devons veiller à ce que les données fournies aux utilisateurs finaux soient exactes, concises et répondent aux besoins du moment.